TEXTES D'AUTEURS




Contentons-nous ici de mentionner l'activité alimentaire de Cardoen : la confection de « sculptures fonctionnelles », à savoir de pièces de mobilier en acier. Cette mention nous paraît néanmoins nécessaire pour éclairer la maîtrise d'un matériau capricieux, de ses contraintes d'assemblage, de ses propriétés physiques et chimiques (le traitement de la surface par exemple s'appuie sur un mélange de cire, de pigments et de graphite). L'empathie avec les objets éteints et oubliés s'est quant à elle progressivement tissée au fil d'une série d'essais photographiques. Recueillant dans un premier temps bobines de fil et autres débris pour les mettre en scène dans de fragiles natures mortes (Voyage intérieur II, 1991-92), Cardoen en a par la suite exploré les rues et les friches industrielles pour traquer in situ les transitoires géométries de murs décrépis, d'empreintes de semelle, de bris de verre, de clous et d'écrous dispersés (Dépôt, 1994; Seuil, 1996). Ou encore les motifs sophistiqués de taques d'égout prélevés par fragments (Le temps massacré, 1997).

Le regard avide, Cardoen a projeté sa mélancolie intérieure sur ces objets déracinés qu'il nous montre privés de leur fonction initiale, engloutis dans le gouffre du temps, dans un cycle perpétuel de mutations dont l'artiste espère fixer quelques traces pour« conjurer l'absorption du temps »6. Décomposés comme outils, les voici recomposés comme symboles. Libérés de l'utilitarisme qui les a conçus, les voici érigés au rang de signes: « ces images, nous apprend Bernard Cier, prévisualisent la mort du dernier système de production de signes dont l'humanité s'est dotée et qui, comme les autres, aurait fini par échouer dans le non-sens. Prévoyant une catastrophe commune à tous les régimes de signes, elles préfigurent (. . .) l'acharnement obsessionnel de l'humanité à reconstituer ses antécédents symboliques »7.

Ce commentaire éclairant des photographies de Cardoen s'applique sans hésitation aux Gises. Parce qu'en elles, disions-nous, converge tout un parcours et singulièrement cette étroite solidarité avec les objets défunts. Mais il ne s'agit plus désormais de les dépister dans le monde extérieur. L'intimité est aujourd'hui telle qu'ils habitent littéralement l'artiste et s'extériorisent subitement comme les expressions d'une nécessité intérieure. Ce sont à proprement parler les mots de Cardoen, qui s'additionnent, s'articulent pour formuler une position sur le monde, construire ce paysage post-apocalyptique, cette image d'une fin proche et menaçante. Mais, pour reprendre notre lecture de Bernard Cier, « on pourrait tout autant imaginer un début de monde,. un début qui en aurait fini avec la fin du monde, avec les parcours obligés de l'ancien monde »8.

Loin de nous paralyser, les Gises nous amèneraient donc à démanteler un édifice de valeurs destructrices avant qu'il ne soit trop tard, à nous défaire de notre part d'ombre, à accomplir une forme de mortification, de purification par les cendres. En indiquant cette nécessité, les Gises formulent la possibilité d'un dénouement. Aussi amères soient-elles, elles expriment finalement un espoir. Sans cela, elles n'existeraient pas. Elles seraient mortes avant même d'avoir vu le jour, tuées dans l'œuf à l'annonce du cataclysme, pulvérisées par l'effroi de la chute. Anxieux Cardoen ? Noueuses les Gises? Bien sûr. La brutalité du monde ne condamne-t-elle pas à l'indécence tout ludisme insouciant et aveugle, tout décor sophistiqué et flatteur? Mais de la conscience meurtrie au nihilisme cynique, il y a un pas que Cardoen ne franchira pas.

Laurent Courtens


1 La proportion de jusqu'au-boutistes est plus importante encore lorsque l'expérimentateur indique explicitement qu'il asswne« l'entière responsabilité» de l'opération ou lorsque c'est à une tierce personne qu'est confiée la sordide mission de manipuler le tableau de bord. Sans ordres d'un expérimentateur, moins de 3 % des participants montent jusqu'aux charges maximales.
Voir, entre autres, « People who torture» sur http://www.ralphmag.org « libre discussions sur l'expérience de Miligram » http://olivier.hamman.free.fr/discutions/miligram et « They're finnaly all the same » sur http://www.kuro5hin/org/story/2002
2 in« People who torture », op.cit.
3 formule empruntée à Nicolas Bourriaud, « Topocritique : l'art contemporain et l'investigation géographique », in Global Navigation System, Palais de Tokyo 1 Éditions Cercle d' Art, Paris, 2003, p.14
4 Note d'intention de l'artiste
5 Nicolas Bourriaud, op.cil
6 Notes personnelles de l'artiste sur la série Dépôt, 1994
7 Bernard Cier, «Post-scriptum, et caetera )), 1990, dossier de l'artiste.
8 Ibidem

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