TEXTES D'AUTEURS


La prophétie des Gises


Pourtant, aucun de ces volumes ne désigne un objet précis. Chaque pièce, indique l'artiste, est une « charge », le fruit d'un long cheminement intérieur qui trouve dans une forme sa subite concrétisation. C'est cette soudaine urgence qui explique sans doute l'énigme des Gises, autant que leur force et leur immédiateté. En elles convergent tout un parcours artistique, de même qu'un flux constant de questions et de réflexions qui concernent l'état du monde, sa violence démentielle, l'obscure et paradoxale nature humaine. Mais entre ces multiples germes et l'installation, il n'y a pas d'enchaînement rationnel et explicite qu'on puisse suivre pied à pied. C'est une décantation souterraine qui finit par cristalliser dans la forme et la matière un faisceau d'idées et d'intuitions.

Notre part d'ombre

Lors de nos entretiens, l'artiste n'a pas disséqué l'installation et ses composants. Il a parlé de ce qui les sous-tend, de cette somme d'inquiétudes qui« gisent» là, entièrement fondues dans l'acier, de la mémoire des génocides (ou de leur oubli), du procès d'Eichmann, des tortures en Irak, des expériences conduites aux États-Unis et en Europe sur la soumission à l'autorité. Rappelons ici celle conduite dans les années soixante par Stanley Milgram, au département de psychologie de l'Université de Yale: 63 % des participants poussèrent à leur intensité maximale (450 volt !) les charges électriques administrées à un élève supposé (en réalité un acteur) en vue de lui inculquer des suites de paires de mots. Malgré ses supplications, ses cris de douleur, ses pertes de connaissance (rappelons-le aussi fictives que l'intensité des charges puisque ce prétendu test d'apprentissage visait en réalité l'observation des limites du respect à l'autorité). Les résultats de cette expérience indiquent que, sur les injonctions répétées d'un représentant de l'autorité (ici l'expérimentateur en blouse blanche), la majorité des gens se muent en véritables tortionnaires 1. Et nous parlons bien de gens ordinaires, pas de psychopathes ou de militants néonazis. Les sujets de l'expérience étaient des individus communs et respectables, cadres, ouvriers, étudiants, hommes d'affaires ou employés, hommes et femmes soucieux d'accomplir un devoir, de respecter une procédure. Eichmann lui-même n'a jamais prétendu faire autre chose. C'est d'ailleurs Miligram qui relève que l'orchestrateur de la solution finale répugnait à visiter les camps alors que « sa participation au meurtre de masse se limitait à s'asseoir à un bureau et à remplir des papier »2.
Cette question taraude Cardoen en à deux: égards: d'abord celui des mécanismes de déresponsabilisation inclus dans tout dispositif hiérarchique, de sorte que chaque individu devient le maillon d'une chaîne, écarté des conséquences finales de ses actes. Ensuite, il y a cette part d'ombre tapie en chacun de nous, cette violence qui se manifeste à l'état embryonnaire dans nos actes les plus insignifiants, dans ces petites humiliations de tous les jours, dans ces joutes quotidiennes qui traversent les rapports humains, cette cruauté latente qui, dans des circonstances précises, se déchaîne à l'échelle du meurtre de masse. De fait, lorsque Cardoen en évoque les génocides ou la torture, il n'en dénoue pas les facteurs géopolitiques ou idéologiques, mais revient systématiquement à l'acte précis posé par un homme, à la question de la responsabilité individuelle. Et c'est bien à celle-ci que les Gises nous renvoient En se dérobant à toute signification précise, en évitant toute démonstration, elles nous conduisent à examiner notre propre position, à lever le voile sur notre propre part d'ombre, à poser la question de notre responsabilité: et nous, qui étions-nous avant le drame? Quelle part de mes actes ou de mon aveuglement gît dans ces ruines?

Cris et chuchotements

Pour nous amener à partager ce questionnement (et nous pensons que c'est bien son intention), Cardoen évite cependant tout effet déclamatoire. Nous sommes loin en effet de cette surenchère d'images directement puisées à l'actualité, à peine équarries et grossièrement montées, désespérément gonflées par des dispositifs techniques aussi démonstratifs qu'insignifiants (multiplication de moniteurs, écrans géants, dolby surround et toute la sauce). Loin de ce « réalisme CNN »3 qui course les médias de masse sur le terrain du sensationnalisme. Au contraire, l'inquiétude suscitée par la démence du monde est ici complètement intériorisée, entièrement contenue dans la densité de la matière, dans la profondeur des teintes, dans la tension du dialogue entre les pièces, dans les arêtes, les angles, les carcans, les tubes sectionnés ... Le dispositif refuse toute théâtralisation extérieure: « silence» demande Cardoen, en même temps qu'il exclut un éclairage trop vif ou tranchant pour lui préférer une « lumière de jour par temps couvert »4.

À travers une lente décantation, Cardoen a opéré une distanciation, une généralisation qui donne à son propos plus d' étendue. II a accompli une forme de catharsis à laquelle il nous convie également. Cette« abstraction» est, dira-t-on, attendue de tout processus créatif Certes, mais elle est, nous semble-t-il, devenue trop rare. En tout état de cause, l'œuvre de Cardoen nous montre que l'art n'a rien perdu de ses capacités à« traduire notre relation au monde avec ses moyens propres »5.

Vanités

Évitons cependant de donner au terme « abstraction» une acception trop littérale, ou dogmatique. Les Gises nous parlent bien du monde, répétons-le. Et elles le font par la voie d'un groupement d'objets, certes imaginaires, mais plausibles. C'est que l'installation ne peut se réduire à une position éthique ou politique, à un appel à l'examen de conscience. Elle est aussi le fruit d'un cheminement artistique qui a permis à l'artiste d'établir une étroite intimité d'une part avec un matériau, l'acier; d'autre part avec un motif, l'objet. Non pas l'objet fonctionnel et vivant, mais l'objet déchu, délaissé, fragmentaire.

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