TEXTES D'AUTEURS


Onde de choc


«Petits génocides entre nous », une série photographique conçue au sein même du Musée des Sciences naturelles à Bruxelles (2000) donnait déjà le ton - grinçant - des préoccupations de l'artiste sur l'état du monde. Il s'agissait de proposer à la réflexion une forme de perception de l'inlassable réalité de notre temps, un constat sans appel de la cruauté de la nature à laquelle nous appartenons. Que la Shoah soit le génocide absolu tant par sa rationalité que sa part non négligeable d'irrationalité, il n'en reste pas moins vrai que la cruciale vigilance, légitime conséquence des leçons données par l'histoire a toujours failli, le devoir de mémoire n'a que très peu opéré, ni en Bosnie et encore moins au Rwanda et, à l'heure d'aujourd'hui, l'insensé est toujours de mise dans certaines parties de la planète.

Face aux « gises », la vulnérabilité est totale. La menace est partout présente. Le dispositif s'apparente à un ensemble d'armes en acier, il pourrait donc s'agir de guerre avec soi-même, avec l'autre, de survie, d'enfermement, de chaos, de destruction soit, une construction mentale, par trop lucide, d'une donnée de la condition des hommes. Tranchante l' œuvre s'avère machinerie lourde aux antipodes d'une imagerie télévisuelle aseptisée qui rend compte de certaines guerres sous forme de points lumineux sur écran noir.

Philippe Cardoen œuvre à une matérialisation de l'agression prenant la forme de structures brutales, massives qui renvoient à des temps ancestraux. On imagine la chair et le sang ... la barbarie nous transperce. Un ensemble mû par une perméabilité au monde en sa face la plus sombre, une volonté farouche de s'inscrire au cœur de paysages dévastés, de poser la question du sens, d'interroger cette insupportable indifférence, d'accuser de l'intérieur les abîme du désastre qui menace ....

Bousculer notre confort moderne, réveiller ce nécessaire état d'alerte enfoui en chacun de nous. Oser affronter les gisants, masses inertes qui ont été autant de corps décapités, de visages en bouillie, de cadavres ensanglantés, autant de sans-nom, de « matières» réflexives qui innervent l' œuvre de Philippe Cardoen. Une articulation régie par les lois de la contamination, chaque élément répondant à la férocité de l'autre, en un processus qui ne fait aucune concession à l'idéal de beauté de la guerre que l'on n'a pu naguère retrouver dans une certaine littérature. II s'agit ici de donner corps à l'effroi, impossible de retenir le frisson qui nous anime.

Livrée au regard « Les gises » agissent aussi comme miroir de notre inconscient, fouillent au cœur même de nos guerres intérieures, sondent les fantômes irascibles, opèrent par une mise à nu de nos structures mentales antagonistes. Instinct de survie, bien-être revendiqué, hostilité refoulée, confort moral, l'inavoué et l'inexprimable brutalement interrogés par un jeu de formes ourdi par une main experte laquelle animée du feu de la révolte pénètre les intrigues et métamorphoses de la pensée. Structures menaçantes qui concourent à une perception aiguisée de l'enfermement qui nous accable, la difficulté d'être au centre du propos de l'artiste. L'insécurité règne et bien plus encore au plus profond de notre quête d'identité. Paradoxalement,« vouloir être» soude les formes de ce dispositif guerrier.

L'intranquilité de l'œuvre dialogue avec l'insensé du monde, l'expérience est de l'ordre de l'inconfort celui qui, dérangeant le long fleuve tranquille, agit comme une onde de choc, laquelle crée les vibrations nécessaires à une conscience accrue de ce qui nous fonde et dès lors, agir devrait être possible et, pourtant !

Pascale Viscardy

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