TEXTES D'AUTEURS




Ainsi, la douleur investit la conscience comme l'incessible qu'on ne peut appréhender qu'en visant sa cessation. Si la douleur cessait sitôt visée, la conscience pourrait se targuer d'avoir atteint le magique. Mais la conscience n'a pas un tel pouvoir. Elle n'est dans son essence rien d'autre que ce pouvoir entravé, c'est à dire pure prière. Dans la contemplation du portrait photographique, par exemple chez Barthes le portrait de sa mère, c'est exactement l'inverse: on découvre la cessation irrémédiable d'une existence qu'on aurait aimé faire persister. Cette impuissance à ressusciter la morte ne provoque pas à son tour une pure douleur. La douleur serait pure si la conscience ne pouvait pas viser autre chose que la négation de cette impuissance, c'est à dire l'inversion du trépas, l'événement chimérique d'un retour à la vie. Mais justement, il est donné à la conscience de viser autre chose, à savoir l'image photographique elle-même, le suaire qui sur un versant absorbe l'eau et le sel du deuil et sur l'autre versant restaure le jeune et portatif fantôme de la disparue. La prière la plus importante de la liturgie juive est intitulée « Shema Israël/Ecoute Israël ». Dans le Talmud, quelqu'un pose la question : « en quoi les mots « écoute Israël » expriment-ils une prière ? Réponse : dieu prie pour que son peuple l'écoute.

Cette prière pourtant, ce n'est pas le bon dieu qui l'adresse et la prononce, ce sont les croyants. Celui qui parle est ici précisément celui qui devrait écouter. En somme, il prie son dieu pour que celui-ci le prie à son tour de l'écouter. Cela signifie : il prie son dieu de parler. Le dieu jamais ne prend la parole, et cependant la prière persiste. Cela signifierait qu'en dépit du silence, le dieu ne se tait pas. L'orant considère que le dieu lui parle; qu'il parle dans le silence. Dans le silence, que dit le dieu? Il dit l'inarticulable. Ce qu'aucune parole n'exprime jusqu'au bout, pas même la parole inspirée ou meurtrie. Ce qui n'est pas sauvé dans la persistance de l'image, pas même l'image encadrée où la tête du mort ouvre sur les survivants un regard équivoque et voilé. Ce qui disparaît à tout jamais et pourtant à chaque instant nous enjoint à cette prière impossible : que le silencieux s'exprime et qu'il me prie de l'écouter. Que le disparu apparaisse, et apparaissant, qu'il se signale à mon attention. En vérité, le disparu n'apparaît jamais. Seule en apparaît l'image, le tombeau de l'art où dans ses hardes amidonnées, gît la dépouille de la magie, la maigreur de la mère.

On connaît le statut éminent de la fenêtre - et cela depuis Alberti - dans la théorie de l'image peinte. Le tableau ne serait rien d'autre qu'un fragment du monde découpé par un cadre. Dans le cas de la photographie, cette fenêtre n'est plus une consigne de style et de format ou une métaphore heureuse, mais un élément objectif du dispositif technique. Le photographe regarde le monde à travers un petit orifice vitré. Le carreau de verre n'appartient à proprement parler ni au sujet ni à l'objet. Il en est la porosité même, le pur laisser-aller, aller-retour, du regard vers le monde et après la pression du doigt sur le déclencheur, du halage d'un fragment du monde dans la chambre de l'appareil. Ce petit verre luisant ne fait généralement l'objet d'aucune attention. Il ne serait qu'une borne diaphane et propitiatoire dans l'axe du regard, sur le trajet de la lumière. Face à une photo, nous interrogeons soit le sujet photographe, soit le sujet photographié, soit l'un et l'autre en alternance. Nous nous demandons par exemple de quel monde fruste témoignent ces paysans photographiés par August Sander, ou en vertu de quelle espèce de désir photographique celui-ci a entrepris de les guetter et de les surprendre sur le chemin du bal. La photo est le témoin singulièrement captivant et infiniment varié qui vient marquer le croisement de ces deux voies d'enquête. Philippe Cardoen a fait une série de photos de carreaux et de vitres. Sujet et objet sont escamotés ; seule apparaît l'interface sensible, l'épaisseur de verre. Ces vitres sont toutes sans exception embuées ou souillées, fendues, fêlées, voire brisées en reliefs pointus, tombées en éclats. Je ne crois pas que ce qui est ainsi suggéré ressortisse au champ du symbole. Ces vitres fracturées ne sont l'allégorie ni de la perdition de l'artiste ni de la dégradation du monde. Elles n'expriment pas plus la fêlure d'un sujet qu'elles ne documentent un fracas objectif.

On a dit plus haut que la lentille de l'objectif était une voie de passage, un pur laissez-passer. Mais en réalité, le verre ne laisse rien passer à l'exception des photons. Photographie signifie littéralement « écriture de la lumière ». Même lorsqu'un reporter de guerre prétend ramener des images de l'enfer et même lorsque ces images sont des plus poignantes et des plus véraces, vierges de tout truquage, ses photos n'en sont pas moins de purs tissus de lumière. Les carreaux cassés de Philippe Cardoen, outre la lumière, laissent tout passer : le vent, la pluie, le sable, certains oiseaux, des mulots, des chats. En cela, ils témoignent de la conscience originelle de l'art: conscience de l'écart entre image et magie, depuis toujours placés comme des rails parallèles et qui ne se rejoignent qu'à l'infini. L'infini ou la lune: ce que l'artiste, tout comme le mime enfariné, n'auront cessé de viser du doigt.

Daniel Franco.

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