TEXTES D'AUTEURS


Retours de magie : pour Philippe Cardoen.


Pour être parfaite, il faut que la prière soit la plus ancienne possible et il faut aussi que le degré d'exaucement de cette prière soit le plus petit possible. Idéalement, elle serait indatable par son support et impénétrable par ses énoncés. Pour prévenir tout risque de compréhension partielle, le mieux serait encore qu'elle fût étrangère à tout idiome. C'est probablement cette prière sans âge et sans langage que j'ai perçu chez Philippe d'étape en étape, tantôt sur les oxydations accélérées des sculptures qui brouillent toute estimation de temps, tantôt sur les photographies qui paraissent épeler les éléments d'un rébus irréductible.

Je ne dis pas que Philippe passe son temps a composer des missels et à réinventer pour l'art une condition précaire de servante de la théologie. Il ne cherche pas à montrer que l'art peut secourir la nudité des prières. Ce n'est pas la matière qui est ouvrée en vue de la prière, mais c'est la prière qui se plie à toute matière. Une telle alliance ne renvoie sûrement pas à l'art monumental et souvent intimidant des églises, mais très en amont, aux fresques magnétiques de rennes et de bisons découvertes dans les plus vieux abris humains. Nos premiers ancêtres dessinaient des animaux foudroyés sur les parois des grottes où ils séjournaient. On estime que ces peintures avaient une fonction magique. Le bison peint avec sa plaie écarlate était censé provoquer l'hébétude du bison réel au moment de l'assaut. Il est possible que ce rite propitiatoire ait favorisé la témérité de quelques chasseurs fanatiques. Il est peu probable en revanche que le bison ensorcelé se soit jamais rendu complice de sa mise à mort. En ce sens, parler de magie est abusif. Il y avait peut-être un désir de magie, dont ces troupeaux aplatis furent autrefois l'instrument et dont ils ne sont plus aujourd'hui que le vestige. Seul ce vestige - la machine débranchée, en quelque sorte - nous est parvenu. Les peintures de Lascaux étaient des tentatives de magie et c'est le résidu de cette magie infructueuse que nous appelons une œuvre d'art. Si nous qualifions ces peintures de « magiques », nous exagérons et nous délirons. Si nous les qualifions simplement de « splendides », nous leur retirons leur histoire et leur impulsion profonde, qui était de faire tourner le vent et d'agenouiller les proies. Je crois qu'il n'est pas totalement injustifié d'appeler prière cette forme de magie racornie et réduite à son dispositif. Ce qui subsiste de la magie, c'est l'intention, le souhait magique matérialisé dans un appareil d'expression. Ainsi, non seulement la peinture et les autres arts, mais le langage lui-même sont des vestiges formulaires de la magie déficiente, c'est à dire des modalités de la prière. Lorsqu'on est enfant et qu'on acquiert les rudiments du langage, les premiers sons émis ont tous une signification impérative. Ce sont des ordres simples clamés dans l'univers, l'ordre d'apparaître ou au contraire l'ordre de disparaître. L'ordre d'apparaître concerne généralement les parents, avec une préférence initiale pour la mère. L'ordre de disparaître, en revanche, ne s'adresse que dans l'extrême colère aux parents et le plus souvent vise les excréments. Peu à peu l'enfant comprend que les phases de coïncidence entre ses ordres et le cours des événements relèvent du hasard ou du bon vouloir des autres, mais que ses cris de sorcier n'y contribuent à peu près pour rien. Il arrive que la mère invoquée ne se présente pas. L'étron pointu peut rester coincé dans l'anus et rayer l'émail ou au contraire, couler comme une averse dans la rigole. C'est après s'être convaincu de l'inexistence magique que l'enfant se met à construire des substituts. Ces substituts sont de deux ordres. Les premiers substituts sont des représentations plastiques, les seconds substituts sont des représentations linguistiques. S'avisant que ni sa mère ni sa merde ne lui obéiront jamais au doigt et à l'œil, l'enfant obtient une satisfaction secondaire en fabriquant des miniatures iconiques ou des poèmes gazouillants de son bonheur. Ainsi il peut sculpter le visage maternel avec son kaka, ou de son ongle noir, en orthographier le nom. Il peut également et progressivement composer des phrases qui sont des sortes de planifications impuissantes mais de plus en plus précises et pressantes de son désir. Au commencement, les moyens d'expression sont donc comme des perches qui doivent accroître la portée du corps ou des passe-temps qui doivent aider l'esprit à traverser les plages désertiques qui séparent deux tétées, deux siestes ou deux incursions de géants hilares chargés de cadeaux. Mais à mesure que le temps passe, la perche intercalaire pousse par les extrémités et devient le pont fragile qu'on met une vie entière à traverser. Le passe temps initial devient le temps dans son intégralité. C'est pourquoi, que nous le sachions ou pas, nous nous débattons dans les filets de la prière, nous prenons appui en permanence sur des bouts de prière qui innervent le monde comme les oiseaux sautent d'une branche à l'autre dans la frondaison en sifflant leurs horaires d'arrivées et de départs.

Il est habituel de comparer la photographie à une sorte de harponnage qui soustrait un instant précis aux flots du temps.

A la différence du harpon classique, qui inflige la mort, le harpon de la photographie n'accroche l'événement fugace que pour en produire le cristal immortel.

Roland Barthes a écrit un beau livre sur le rapport entre la photographie et la mort. La mort, c'est la disparition. La photographie, c'est la persistance. Le voile de la disparition ne cesse de se lever sur l'image persistante du disparu. Ce voile n'est jamais ni définitivement levé ni définitivement baissé. Battement hybride de voilement et dévoilement, il persiste dans les yeux du défunt comme voilage. La photographie ici ne fait plus de l'instant une broderie de l'éternité, au contraire elle ramasse l'éternité dans un portrait daté aux yeux vagues. Dans les premières séries que j'ai vues de Philippe - des objets de rebut en tous genres, saisis sous différents angles - il n'y a ni regards ni visages. A moins qu'il faille dire comme Cézanne que «l'homme est tout entier dans le paysage », y compris ce paysage qui ne s'offre qu'à celui qui regarde du haut vers le bas, dans les mares de boue ou dans les interstices des pavements gris, et non comme regardait Cézanne, la tête levée vers la montagne Sainte-Victoire et le ciel.

Philippe Cardoen a également consacré plusieurs séries à des chairs suppliciées, parfois au sens propre, rituellement fendues, percées ou lacérées. Le but de la photo n'est cependant jamais de provoquer le dégoût ou le frisson, mais peut-être dans un mouvement allégorique, d'exhiber la scission de l'instant réputé le plus compact, l'instant de la douleur. La douleur tourne deux faces distinctes. Son premier versant est celui de l'actualité absolue. Dans la douleur cuisante, aucune atténuation ou consolation ne peut être tirée du passé préalable à la déclaration de cette douleur, ni de l'avenir où cette douleur aura cessé. Cependant, la douleur actuelle, dans la mesure même où elle isole l'instant chauffé comme une braise et consume aux deux bouts les torchons du temps, transforme celui qui l'endure en un être sans particularités, un homme réduit à cette combustion intime qui met le feu à toutes ses plaines. Un être qui n'existe temporairement qu'à la pointe de sa douleur, dans les pelotes cramées de sa mémoire et de ses projets. Or ce mode d'existence instantané et pourtant d'une intensité sans égale, c'est précisément celui qu'accommode la photographie. La photo, c'est la douleur soulagée devenue image, comme autrefois le linge trempé sur le visage du Christ, qui tout à la fois atténuait sa souffrance et en conservait trait par trait l'expression passionnée. Le propre de la douleur, parmi toutes les autres expériences, est qu'elle excède de loin toute autre espèce de grandeur. L'instant douloureux, de ce point de vue, n'est pas tant irrémédiable parce que toutes les issues en sont barrées, qu'à cause de son immensité même. Le sujet souffrant n'est pas cloué à sa douleur, au contraire, il ne cesse de fuir, mais la distance qu'il devrait couvrir pour réellement franchir le seuil de libération est interminable. On a ici affaire, exactement comme dans la photo, mais sur un mode négatif, à une figure de l'instant sans fin. Dans la photo, le labyrinthe de la douleur est converti en une image dont le motif est généralement familier et aimé, une ligne de profil élémentaire dans laquelle le spectateur cherche à s'égarer en vain. Le contenu intelligible de la douleur n'est rien d'autre que sa cessation. Comme on l'a dit plus haut, l'esprit habité par la douleur est incapable de se projeter et de considérer un objet situé à distance. La conscience intentionnelle du supplicié n'a pas le loisir de viser la couleur du mur d'en face ou plus haut, la toiture, le ciel, ou plus loin, plus avant, le retour chez les siens et les longs baisers attendris des enfants. Mais la conscience n'a pas le choix: intentionnelle par essence, il lui faut viser quelque chose, sans quoi elle n'est plus rien. La douleur en tant que telle ne se laisse pas viser par la conscience, car le propre de la douleur est précisément d'opérer à la manière d'une conscience supérieure : dans la douleur, le mal « me » vise. La conscience ne peut cependant mobiliser aucun autre contenu positif. Elle ne peut ni viser la douleur ni s'en affranchir. L'ultime astuce de la conscience consiste à viser cette figure très particulière de la douleur qu'est sa chute à zéro, c'est à dire son interruption.

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